Véritable passerelle entre le monde et l’Afrique, la nouvelle génération musicale et l’ancienne, Manu Dibango a passé son saxophone (arme redoutable dont il était une virtuose) à gauche ce 24 mars à Paris suite à une infection au coronavirus. Même du haut de ses 86 ans, le décès de Manu, a attristé plus d’un et les témoignages fusent des quatre coins du globe pour lui rendre hommage.
Tel un coup de massue dans l’univers de la musique et sur le continent africain ce 24 mars 2020, a résonné le départ pour la voûte céleste du papa groove Emmanuel N’DJOKE DIBANGO plus connu sous le nom de Manu Dibango. De Paris à Johannesburg en passant par Dakar, de Pékin aux Antilles en passant par Yaoundé et Douala (dans son Camer natal), la mort de Manu Dibango à attristé toute la planète musicale qui ne s’est pas encore remis du décès le jeudi 19 mars 2020 de la star congolaise Aurlus Mabelé (Aurelien MIATSONAMA à l’état-civil). Et les hommages fusent de partout : les béninois, Angélique KIDJO et Isach de BANKOLE, Claudy SIAR l’antillais, les camerounais d’origine Alain FOKA et Yanick NOAH, les congolais Passi (rappeur et membre du collectif Bisso na Bisso), Youssoupha, l’icône du reggae révolutionnaire Alpha Blondy, les sénégalais Youssou NDOUR, Ismaël LO et Didier AWADI et sans doute le maestro Boncana MAIGA et ses compatriotes Mokobe TRAORE et Toumani DIABATE, des politiques, diplomates, sportifs … la liste des témoignages n’est pas exhaustive. Et ça ne fait que commencer pour celui qui de la vague de ces premières stars du continent africain à conquérir l’Europe et le monde entier tout en imposant son style : une musique venue du berceau de l’humanité à la rencontre de celle musique venue d’ailleurs pour un cocktail accessible à tout le monde sans distinction de race et d’origine, la world music.
« Manu, c’est la grandeur et l’humilité »
Véritable virtuose du clavier, du xylophone et des instruments à vents notamment le saxophone, c’est avec ce dernier qu’il a fait le tour de la planète et accompagné les sommités musicales de la terre. Un homme avec un excellent relationnel, un sourire caractérisant sa personnalité et son sens très poussé de l’humour, avec un engagement panafricaniste très remarquable pour ceux qui le côtoient mais qu’il expose très peu dans les médias. Pour Didier AWADI, il est le prototype parfait de l’altruisme intergénérationnel dont l’Afrique a besoin. Pour Angélique KIDJO, si elle devait résumer l’impondérable Manu, elle dirait : grandeur et humilité. Mais en réalité, qui est Manu Dibango?
Emmanuel, de Douala à Saint Calais
De son vrai nom Emmanuel N’DJOKE DIBANGO, Manu Dibango naquit le 12 Décembre 1933 à Douala au Cameroun d’un père est issu de l’ethnie yabassi, et d’une mère issue de l’ethnie douala. Cette différence est importante dans un pays qui vit selon les rites ancestraux. Chez lui, le jeune Manu parle essentiellement le douala. Sa scolarité commence par l’école du village et se poursuit à “l’école des blancs”. C’est là qu’il fait l’apprentissage du français. Une fois son certificat réussi, son père décide de l’envoyer faire ses études en Europe. Ainsi, le jeune Manu au printemps 1949, ravi d’aller à la découverte du monde, effectue un long périple en bateau et accoste à Marseille avec dans ses affaires 3kg de café (denrée rare à l’époque). Sa famille d’accueil se trouve en réalité à Saint Calais dans la Sarthe, un département de l’ouest de la France. Il est inscrit à l’internat. En 1950, il va au lycée à Chartres, un peu plus au sud. Il y retrouve quelques africains, généralement des fils de bonne famille. Il fait ses débuts musicaux en grattant d’abord la mandoline, puis en apprenant le piano. Lors d’un séjour dans un centre de colonie réservé aux enfants camerounais résidents en France, il rencontre Francis Bebey (Juillet 1929 – Mai 2001), un peu plus âgé que lui, qui est un fan de jazz. ARMSTRONG et Sidney BECHET sont pour lui, les deux figures emblématiques du jazz noir américain. Les deux jeunes hommes forment à cette occasion un petit groupe où chacun s’essaie à la pratique de son instrument favori. C’est à cette époque-là qu’il découvre aussi le saxophone. Il commence à prendre des cours. La musique est pour Manu une distraction, une passion, mais en aucun cas, il ne pensait à en faire une carrière. Il passe donc la première partie de son baccalauréat à Reims, ville dans laquelle il a trouvé une nouvelle école. L’année scolaire suivante est marquée par son embauche pour les week-ends dans une boîte de nuit locale, le Monaco. S’il pense faire par la suite une école de commerce, son projet tourne court. En effet, il échoue à la seconde partie du baccalauréat. En cette année 1956, son père mécontent, lui coupe les vivres. Fin 1956, il décide d’aller tenter sa chance à Bruxelles. Par le biais d’un ami, il est embauché au Tabou, cabaret à la mode dans la cité bruxelloise. Il fait la connaissance d’un mannequin, du prénom de Coco qui deviendra par la suite son épouse. Malheureusement après une brouille avec le patron du Tabou, il se retrouve au chômage. Quelques semaines après, on lui propose une mini-tournée avec un orchestre sur les bases américaines en Europe. Après un passage au Moulin Rouge d’Ostende et au Scotch d’Anvers, il signe en 1958, un contrat de deux ans au Chat Noir à Charleroi.
Retour au Zaire, du cauchemar camerounais au rêve américain
En 1960, il est embauché dans une boîte bruxelloise, les « anges noirs » que les politiciens et intellectuels zaïrois fréquentent assidûment. En effet, nous sommes dans l’effervescence des négociations de l’indépendance du Zaïre et la ville est devenue un carrefour d’influences notamment pour la future élite zaïroise. Dans cet atmosphère, Manu Dibango, chef de l’orchestre des Anges noirs, flirte avec la véritable musique africaine. Jusque-là, il jouait essentiellement de la musique pour les occidentaux, cha cha cha, tango, variétés de tout genre… Le premier contact se fera avec la musique moderne congolaise, déjà très développée. C’est sa rencontre avec le grand Joseph KABASELE (plus connu sous le nom Grand Kallé) et l’African Jazz qui va tout déclencher et lui ouvrir les portes d’un monde qu’il a oublié. Après plusieurs années d’exil en Europe, Manu Dibango musicien nourri au Jazz retrouve le son du continent africain avec KABASELE. Celui-ci l’embauche comme saxophoniste dans son orchestre. Ensemble, ils enregistrent une quarantaine de morceaux dans un studio à Bruxelles pendant quinze jours. En Afrique, les disques sont bien accueillis et se forgent un beau succès. Fort de ce bon départ discographique, Manu désire maintenant faire un enregistrement solo. « African soul » mélange jazz, rumba et rythmes latino. Même si le résultat est honorable, Manu ne réussit pas à le faire produire.
Après ce coup du sort, KABASELE (toujours lui !) lui donne une seconde chance. Il lui propose d’accompagner l’African Jazz en tournée au Zaïre durant le mois d’août 1961. Manu Dibango accepte et s’envole pour Kinshasa avec sa femme. Une fois le contrat rempli, le couple prend en gérance l’Afro-Negro, boîte dont le succès est rapidement assuré. Deux ans après, Manu décide d’ouvrir son propre établissement, le Tam Tam. Il assure la direction de l’orchestre et propose ses propres compositions. Libre de tout contrat, il joue désormais avec qui il veut notamment Franklin BOUKAKA (l’auteur du cultissime titre Africa, repris par Manu Dibango), étendant ainsi le réseau de ses connaissances. Début 1962, il lance la mode du twist à Kinshasa avec “Twist à Léo”. Grand succès. Après des retrouvailles avec ses parents et sur l’insistance de son père, Manu décide d’aller s’installer au Cameroun. Fin janvier 1963, il inaugure une boîte à Douala, nommée comme la précédente, le Tam Tam. Pendant six mois, les galères vont s’accumuler : descentes de la police, jalousies en tous genres, soucis financiers. Après un passage à Yaoundé, Manu et sa femme Coco reviennent à Paris, fatigués de l’aventure africaine. Manu Dibango reprend tout à zéro. Sans argent, il est urgent de reprendre la musique. Après un séjour au casino de Saint-Cast en Bretagne, fin 1965, il revient à Paris et se met à courir les cachets. Il est d’abord embauché dans l’orchestre de Dick Rivers, grande vedette des années 1960, puis dans celui de Nino Ferrer où il joue de l’orgue Hammond. Quand Nino Ferrer s’aperçoit que c’est un excellent saxophoniste, il l’emploie comme tel et lui donne même la direction de l’orchestre. Les tournées se succèdent et Manu retrouve un peu de sa superbe musicale.
Début 1969, il se sépare du chanteur et signe un premier contrat d’édition avec la compagnie Tutti. À l’automne sort le “Saxy Party” chez Philips. Cet album est constitué de reprises et de compositions personnelles. Le son est délibérément jazzy, renforcé par le travail d’un producteur américain. Ses réels débuts discographiques sont seulement couronnés d’un succès d’estime. Rolande LECOUVIOUR de la firme Decca, prend contact alors avec lui et propose d’enregistrer un second album. Aussitôt dit, aussitôt fait et c’est ainsi que ce disque sans nom lance Manu sur les pistes africaines et notamment camerounaises. Plus dansant, il évoque aussi des faits de société. Le succès africain ravit le musicien qui dorénavant fait de fréquents allers et retours en Afrique. À l’occasion de la huitième Coupe d’Afrique des Nations (CAN), grand événement footballistique qui se déroule à Yaoundé en 1972, Manu compose un hymne pour CAN dont la face B du 45 tours n’est autre que le plus gros tube africain de tous les temps, « Soul Makossa ». Si dans un premier temps personne ne semble apprécier ce morceau à Yaoundé comme à Paris, quelques américains en visite chez Decca, embarquent le 45 tours et réussissent à le passer sur les radios. Il est même classé dans certains charts américains. Le décalage entre l’Europe et les États-Unis devient très important et seule, Rolande LECOUVIOUR semble croire à la bonne étoile de Manu qui enregistre un album « O boso » sur lequel on retrouve le fameux titre (qui sera par la suite plagié par Michael JACKSON). Une autre vie pour Manu, milles vies pour Soul Makossa qui, hormis le roi de la pop sera repris par Rihanna, Beyonce et bien d’autres. C’est la consécration pour le grand Manu qui malgré le revers africain a pu, grâce à ce chef d’œuvre musical conquérir un pays multiculturel comme les Etats-Unis. Se dresse devant lui, le boulevard planétaire. Et Manu assumera brillamment cette lourde charge.
Si ses voyages l’amènent le plus souvent à Paris, New York ou Yaoundé, c’est à Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire qu’il pose ses valises en 1975. En effet, il est convié à diriger le nouvel Orchestre de la Radio-télévision Ivoirienne (RTI). Il y restera quatre années durant. Alors qu’il vient d’enregistrer « Manu 76 », son père meurt à Douala le 13 Janvier. Quelques mois après, sa mère à son tour, disparaît alors qu’il se trouve à Abidjan. C’est à peu près à cette époque que Manu et sa femme Coco adoptent la jeune Georgia, fille d’une cousine du musicien. En 1978, il enregistre l’album « Home Made » avec des musiciens ghanéens et nigérians. Ses contacts avec ces derniers se font au fur et à mesure des allers et retours entre Abidjan et Lagos. Manu y côtoie aussi Fela KUTI, le roi de l’Afrobeat. Le succès de cet album assure à Manu une grande notoriété au Nigéria et lui permet de jouer à l’Olympia à Paris, puis de partir pour la Jamaïque. Il en profite pour enregistrer un nouvel album « Gone clear » avec la participation des célèbres Robbie Shakespeare et Sly Dunbar (Robbie and Sly). De retour à Paris en octobre 1979, Manu Dibango s’installe avec femme et enfant dans un appartement près du cimetière du Père-Lachaise. Mais il souffre du mal du pays et fait d’incessants voyages au Cameroun. Fin 1981, il monte un nouveau club à Douala. Mais il le reconnaît lui-même, il n’a pas le sens des affaires. Au bout de six mois, il est obligé de fermer.
En 1982, il sort un nouvel album “Waka Juju“, un retour à l’afrosound. On y entend des titres comme “Douala sérénade” ou “Ma Marie”. Mais Manu est un vieux routier et a l’habitude de s’ouvrir à tous les courants musicaux intéressants. Celui qui est considéré par beaucoup comme le précurseur de la musique africaine “moderne” reçoit le 14 mars 1986 la médaille des Arts et des Lettres des mains du ministre français de la culture, le Professeur Jack LANG (celui à qui on doit la fête de la musique). Cette distinction apporte une contribution flatteuse à l’édifice de sa carrière. Il en est très ému d’ailleurs. Son intérêt pour le continent qui l’a vu naître ne s’amenuise pas avec les années. En 1985, il arrange et fait jouer les meilleurs musiciens africains de la place de Paris pour apporter une contribution à l’Éthiopie avec l’opération « Tam tam pour l’Éthiopie ».
Le 12 juillet 1988, le Festival des Francofolies de La Rochelle organise un concert intitulé “La fête à Manu“. Quelques invités viennent le rejoindre sur scène : Le Forestier, Paul Personne, son ancien “patron” Nino Ferrer, les Congolais N’Zongo Soul et Zao ainsi que ses compatriotes, les Têtes Brûlées. La magie opère et les participants à cette grande rencontre honorent leur hôte avec talent. En Décembre un double album live de ce concert est commercialisé, « Happy Reunion ». La décennie suivante commence avec de nombreux projets qui ne tardent pas à se réaliser : en 1990, sort en effet, « Trois kilos de café », autobiographie de Manu, écrite avec Danielle ROUARD du journal Le Monde, qui permet de faire l’éclairage sur ses débuts parfois difficiles, mais toujours riches d’enseignements, sur la scène musicale franco-africaine. Il publie en même temps le volume 1 des « Négropolitaines », disque de reprises revues et corrigées, du fameux “Indépendance cha cha” du Grand Kallé au célèbre « Pata pata » de Myriam MAKEBA. Fluide, le saxo du grand Manu redonne vie à des morceaux d’anthologie. En 1993, il est récompensé par la Victoire du meilleur album de musique de variétés instrumentales de l’année 1992 (France) pour le deuxième volume des « Négropolitaines ». À l’occasion de son soixantième anniversaire, Manu Dibango sort un disque « Wakafrica ou l’Afrique en route ». Projet ambitieux de réunification musicale de l’Afrique, Manu propose de revisiter le patrimoine de la chanson en invitant les ténors Youssou N’DOUR, King Sunny Ade, Salif KEITA, Angélique KIDJO, Ray Lema et quelques autres. Il se produit ensuite, au Casino de Paris en mai pour une série de concerts. 2003 est l’année des 30 ans de « Soul Makossa » et de ses 70 ans. Toujours aussi actif, Manu travaille chez lui avec Ray Lema à la recherche du Bantou Beat, cocktail jazzy de groove de l’Afrique centrale. Le 14 mars, il fait son grand retour à Douala, sa ville natale, où il n’avait pas joué depuis 27 ans. Il se produit dans la nouvelle salle de La Pêche à l’invitation des Rencontres Internationales des Musiques du Sud (RIMS) accompagné des membres du groupe Macase que produit son fils Michel. Toujours aussi actif, intéressé par tous les genres musicaux, Manu revient à ses amours d’adolescent et sort en mars 2007 « Manu Dibango joue Sydney Bechet », un hommage au compositeur et instrumentiste noir américain originaire de la Nouvelle-Orléans. En juillet 2007, on découvre une autre facette du compositeur à travers le disque « AfricaVision – Le Cinéma de Manu Dibango » : le CD réunit les musiques de bandes originales de films qu’il a composées entre 1976 et 2004. Honoré en février 2017 d’un Lifetime Award pour l’ensemble de sa carrière qui lui est remis à la cérémonie des Afrima (All Africa Music Awards) organisée au Nigeria, Manu Dibango participe peu après au festival international de jazz du Cap en Afrique du Sud où il collabore avec le saxophoniste mozambicain Moreira CHONGUICA. Fin 2018, c’est le musicien angolais Bonga qui le fait venir pour jouer ensemble à Luanda.
Pour ses 60 ans de carrière, et ses 85 ans, le saxophoniste imagine un nouveau projet baptisé “Safari symphonique”. Une représentation a lieu en juillet 2019 au festival Jazz à Vienne, avec l’Orchestre national de Lyon. Le Camerounais a aussi deux invités spéciales : la Brésilienne Flavia Coelho et l’Ivoirienne Manou Gallo. Dans la salle parisienne du Grand Rex, en Octobre, il renouvelle l’expérience, accompagné cette fois par l’Orchestre Lamoureux.
Le 18 mars 2020, le musicien est hospitalisé pour cause de coronavirus, alors que la pandémie se généralise à travers le monde. Le 24 du même mois, Thierry DUREPAIRE, gérant des éditions musicales de l’artiste annonce le décès de celui-ci. Rappelons que Manu Dibango avec sa notoriété est un militant des causes nobles et assez engagé pour les questions préoccupantes de l’humanité à savoir les guerres, la famine, les pandémies etc… En témoigne sa participation à plusieurs compilations pour véhiculer des messages d’engagement (lutte contre le paludisme, problématique des enfants soldats, séisme en Haïti, guerre au Congo). Une certaines génération d’africains l’aurait entendu sur les ondes de la radio panafricaine Africa N°1 (devenue depuis 2019 Africa Radio) car Manu y a presté en tant qu’animateur pendant 20 ans. Manu Dibango est père de quatre enfants (Michel, James, Marva et Georgia). L’homme aux multiples facettes, aux multiples talents et au large sourire meurt le 24 mars 2020 à l’hôpital de Melun, six jours après avoir été hospitalisé, des suites d’une infection au coronavirus (COVID-19).
Serge DONNOU pour Reporter Bénin Monde
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