Le déboulonnage des statues de personnages controversés en Europe: où en sommes-nous chez nous?
Il y a peu, en 1990, au lendemain de la Conférence des forces vives de la nation, la statue du camarade Lénine qui trônait à la place du même nom à Akpakpa, subissait la huée d’une foule en délire qui assistait à son dessouchage par la voirie. Le marxisme-léninisme étant jeté à la poubelle, maintenir le personnage ne se justifiait pas pour beaucoup. Lénine a été enfermé dans un caisson et remis à l’ambassade de l’Union soviétique qui l’a rapatrié sur ses terres ancestrales. On aurait pu procéder à la même chose avec Guéorgui Dimitrov, le “papa Bulgarie” qui sévit à Gbegamey, mon quartier d’enfance de Cotonou, depuis 1981. Mais personne ne semble gêné par la présence de ce personnage insolite plutôt laid qu’on repeint en jaune, rouge, blanc selon l’humeur et l’inspiration des relookeurs de la mairie de Cotonou. Dans la même logique, la place de l’Etoile Rouge, qui incarnait la bannière étoilée de la République populaire du Bénin, a été épargnée. Normal: ce monument, au-delà de l’histoire dont elle est la pièce et le témoin angulaire, est devenu l’un des sites emblématiques de la ville de Cotonou. Le raser serait une hérésie et ferait des auteurs, au mieux, des idiots amnésiques, au pire, des fossoyeurs de l’histoire. Car ce qui compte dans cette question délicate, c’est la préservation de la mémoire collective, la capacité de la communauté à conserver les différents éléments de son vécu qui racontent son passé, c’est-à-dire son patrimoine.
Le passé justement, qu’en avons-nous fait pour inspirer aux nouvelles générations, l’envie de décapiter nos dieux controversés, nos personnages détestés? Avons-nous érigé, à la gloire de quelques sombres héros, des places ou monuments censés raconter leurs hauts faits présumés ? Le Bénin, terre d’histoire exceptionnelle, n’a jamais pu offrir à ses dignes fils des stèles ou édifices publics. Le pays de Bio Guera, Kaba, Behanzin, Tofa est tellement empêtré dans sa misère quotidienne que son passé ne lui paraît pas digne d’inspirer des actions et des édifices mémoriaux. Seule la Révolution, dans sa logique de réappropriation de l’initiative historique, a fait des résistants au colonisateur français des “héros nationaux” (Bio Guera, Kaba, Behanzin, en 1974). Et il faut attendre vingt-cinq ans après pour voir un autre régime, celui de Nicephore Soglo, faire un acte de la même noblesse: offrir à Ouidah, porte océane d’où étaient partis de millions d’Africains déportés, le grand monument dédié à la mémoire des esclaves.
C’est curieusement dans cette ville encore fraîche des stigmates de la traite que les jeunes noirs de France, d’Angleterre et de tous les pays européens où s’est développée la fronde contre les monuments controversés, seraient heureux de trouver à faire. Surtout par rapport à un personnage trouble digne de décapitation : don Félix Francisco de Souza. Cet homme, le plus grand négrier de l’histoire de l’esclavage, y a sa place appelée Place Chacha ou le marché aux esclaves. Cet endroit où avait été édifiée la statue d’un esclave déjà enchaîné et neutralisé, puis remplacée par un personnage quelconque, était un espace dédié aux enchères, à la discussion marchande du “bois d’ébène” avant son long voyage à fond de cale sur le bateau négrier. Il fait partie du parcours de la “route de l’esclave”, l’itinéraire proposé aux touristes pour leur immersion dans la souffrance qu’a été celle des esclaves. Il paraît, dit la rumeur, que c’est à cause du nom attribué à ce lieu que le couple Obama aurait refusé de faire le pèlerinage à Ouidah.
C’est cela notre péché au Bénin : incapables de revisiter l’histoire que nous a racontée l’autre, nous avons tendance à nous contenter de peu et à faire semblant de nous réapproprier le passé. Au delà du cas Chacha, c’est celui de tous ces noms de personnages coloniaux donnés aux rues et édifices publics depuis plus de soixante ans quand le maître tenait encore la chicote. De la place Bayol à l’avenue Steinmetz, du stade René Pleven au stade Charles de Gaulle, il y a encore des noms d’hommes griffés sur les lieux publics qui portent ombrage à notre histoire et à notre dignité.
FLORENT COUAO-ZOTTI
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