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Lutte contre la cybercriminalité au Bénin: Il faut éviter de traiter ce sujet avec passion et émotion selon Joël TCHOGBE

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« Sortir du piège émotionnel », une réflexion de Joël Tchogbé

Sociologue – assistant de recherche associé au Ciaaf, Joël Tchogbé analyse, à travers une réflexion, le phénomène de la cybercriminalité dans ses dimensions complexes. Dans un contexte passionné qui déshabille la raison, il recommande de briser les chaînes de l’émotion pour « aller amortir le fléau dans ses points d’ancrages et espérer l’anoblissement de notre société ». Lire la réflexion

Sortir du piège émotionnel !

Avec Jürgen Habermas, nous retenons que dans l’espace démocratique, ici sous-entendu, espace de libre circulation des idées ou encore une scène d’émancipation du débat public, l’opinion ne peut être formée sur la base de l’émotion. Cette dernière qui est antinomique et s’oppose à la raison inhibe toute production d’actions globales et objectives face à un phénomène problématique. Les risques de biais dans le diagnostic et la thérapeutique face à un problème de société ne seront aussi jamais loin quand l’opinion publique est fondée sur l’émotion. Dans le débat public qui se mène sur le fléau de la cybercriminalité au Bénin, c’est bien le piège émotionnel qu’il faut éviter.

Les acteurs de la chaîne pénale ont produit et mis à la disposition du public des données statistiques sur le phénomène : 1188 cybercriminels en détention et 2,5 milliards Francs CFA de préjudice à la date du 21 avril 2023. S’il est vrai que les chiffres effarants qui rendent compte du phénomène sont de nature à provoquer un choc émotionnel dans la moyenne des consciences, l’analyse causale qui doit déboucher sur les solutions devra se faire avec moins de passion. Elle doit essentiellement permettre, avec élégance, d’élaguer du débat la déresponsabilisation des acteurs. C’est la trame de l’idée qui me paraît utile à verser au débat en cours.

La cybercriminalité renseigne sur le niveau de délitement des rapports sociaux dans une société comme la nôtre. Tout comme, la cybercriminalité renseigne assez bien sur la crise des valeurs. Vous savez que par le phénomène du brassage culturel et le phénomène des migrations entre des citoyens provenant de diverses régions du pays, je suis d’une certaine région du Bénin, mais je peux avoir des cousins, des neveux, des beaux-frères et belles-sœurs, etc. un peu partout sur le territoire national. Nous formons ainsi une communauté dans toute sa diversité mais homogène de part les modes de constitution du noyau que nous appelons la famille. Mais le mode opératoire des cybercriminels désignés dans le langage courant comme des ” gay-mans ” crée des victimes dans le rang des populations. Ce ne sont plus que des étrangers qui sont concernés. Ce sont des béninois qui en pâtissent et qui sont victimes de la cyber-escroquerie dans les cyberespaces.

Les chiffres effarants rendus publics par les acteurs de la chaîne pénale couplés avec la traque, les arrestations et le placement dans les maisons casserales de centaines de jeunes chaque jour, sont des éléments qui doivent nous amener à questionner les responsabilités que chacun devrait pouvoir assumer. Autant, on va être émotif par rapport à la propension de la cybercriminalité en tant que phénomène de société, autant, il faudra, en technicien froid, observer le fléau, l’interroger, aller étudier les liens de causalité, les acteurs qui peuvent régler le problème et l’État en tant qu’entité.

Le phénomène, il est émergent. Les raisons qui sous-tendent son émergence sont multiples et complexes.
La lutte contre la cybercriminalité est un choix d’urgence en raison des effets lourds et pervers du fléau qui tend à devenir la norme dans un contexte de banalisation. Mais au-delà, il faut éviter de traiter ce sujet avec passion et émotion si réellement, l’on est dans une quête de solutions structurelles et durables. Il faut, avec raison et responsabilité, que tous les acteurs sur la chaîne, que ça soit les acteurs de la chaîne pénale, les agents sociaux et l’État, que l’on puisse rechercher le point de chute. À quel moment de notre histoire commune, avons-nous failli ? Il y a 20 ans, ce n’était pas l’ampleur qu’on a aujourd’hui du phénomène qu’on avait. Cela suppose qu’à un moment donné, il y a eu de la passivité, de la tolérance et de la banalisation du crime virtualisé de l’escroquerie.

L’émergence de la cybercriminalité ou de la cyber-escroquerie est l’un des symptômes de la nouvelle forme de sociologie de la réussite au Bénin. De plus en plus, le rapport au matériel est devenu une valeur absolue dans nos sociétés. La valeur de l’accumulation des biens matériels et de la richesse a conduit au flétrissement des valeurs humaines qui devraient bonifier le comportement des citoyens. Combien de personnes valeureuses ayant fait l’option d’une vie modeste dans l’intégrité sont applaudies dans nos sociétés aujourd’hui. Cela n’existe plus pratiquement. Dans l’analyse de la dynamique sociétale, il apparaît clairement aujourd’hui que les référents ont bougé, les repères ont bougé entraînant dans leur déclinaison les valeurs symboliques d’hier qui permettaient de continuer par faire de l’honneur, un capital de crédit à préserver pour être accepté en communauté.

Dans tous les corps de métier et dans toutes les corporations aujourd’hui, nous applaudissons le vice que nous élevons au rang de norme et nous abaissons les valeurs. Même la portion incongrue de citoyens attachés à ces valeurs, déterminants identitaires non négociables dans nos sociétés d’hier, sont tentés d’embarquer à bord de ce nouveau navire dans lequel les intègres modestes sont humiliés et les criminels nantis sont célébrés. Les familles qui devraient être des remparts de premier ordre contre le fléau de la cybercriminalité se retrouvent aujourd’hui, pour une et mille autres raisons, à tirer des avantages de ce phénomène. Un tel contexte commande que toute entreprise de diagnostic et de proposition de solutions ne soit pas plombée par la déresponsabilisation.

La charge des responsabilités repose sur l’épaule des acteurs en présence. À cet effet, il faut remonter dans les lieux de socialisation, notamment les écoles, la rue, les groupes de pairs, les églises, associations, les familles, etc. pour cerner les constances et les ruptures dans le processus de transmission des valeurs des moins jeunes aux plus jeunes. L’Etat, en tant qu’entité, qui doit pourvoir aux besoins des populations en terme d’éducation, d’élaboration des politiques publiques capables d’offrir aux jeunes un environnement d’opportunités, de saine émulation, d’emploi, etc., cet État, disais-je, a aussi des questions à se poser. C’est le moment pour les gouvernants d’accentuer d’avantage les efforts sur ces chantiers prioritaires. Il faut donc traiter ce phénomène de la cybercriminalité dans une approche holistique. Car il s’agit d’un phénomène complexe qui engage des acteurs dans un écosystème complexe. Toute autre option parcellaire se révèlera contre-productive sur le temps. Il urge donc d’aller amortir le fléau dans ses points d’ancrage et espérer l’anoblissement de notre société.

Joël TCHOGBE.
Sociologue – Assistant de recherche

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